CHAPITRE 13
Je me suis réveillé au son de l’appel de l’ezan, son flot poétique transformé en colère métallique par les multiples gorges des haut-parleurs de la mosquée. Je l’avais entendu pour la dernière fois dans le ciel de Zihicce, sur Sharya, suivi de près par les sifflements stridents des bombes maraudeuses. Des rayons de lumière tombaient d’une fenêtre à barreaux ouvragés. Une sensation étrange et indéfinissable au fond de mon ventre m’avertissait que j’allais avoir mes règles.
Je me suis assis sur le sol de bois et je me suis regardé. Ils m’avaient enveloppé dans un corps de femme, jeune – pas plus de vingt ans – à la peau cuivrée et aux cheveux noirs, sales et plats. Ma peau était légèrement grasse : je ne m’étais sans doute pas lavé depuis un certain temps. Je portais une chemise kaki beaucoup trop grande pour mon corps, et rien d’autre. Dessous, mes seins avaient l’air pleins et tendres. J’étais pieds nus.
Je me suis levé pour regarder par la fenêtre. Il n’y avait pas de vitre, mais l’ouverture était trop haute pour moi et il a fallu que je me suspende aux barreaux pour voir. Des toits noyés par le soleil s’étendaient à perte de vue, la monotonie des vieilles tuiles rompues çà et là par d’anciennes antennes satellites. Un groupe de minarets s’élevait vers le ciel à gauche de l’horizon, et un appareil volant traçait une ligne de vapeur au-delà. L’air était chaud et humide.
Je commençais à avoir mal aux bras et je suis retombé par terre. La porte était fermée.
L’ezan s’est arrêté.
Virtualité. Ils avaient fouillé mes souvenirs et en avaient exhumé cette scène. Sur Sharya, j’avais vu certaines des choses les plus désagréables de ma longue carrière consacrée à la douleur humaine. La police religieuse de Sharya était aussi connue pour ses logiciels d’interrogatoire qu’Angin Chandra pour le porno expérimental. Et sur cette Sharya virtuelle, aussi dure que la vraie, ils m’avaient enveloppée dans une femme.
Une nuit, Sarah, complètement saoule, m’avait dit : « La race humaine, ce sont les femmes, Tak. Cela ne fait pas un pli. Les mâles en sont seulement une mutation avec plus de muscles et moitié moins de nerfs. Des putains de machines à faire la guerre. »
Mes changements d’enveloppe avaient confirmé cette théorie. Être une femme était une expérience sensorielle bien plus intense. Le sens du toucher était plus riche : une interface délicate avec l’environnement que la chair masculine semblait étouffer. Pour un homme, la peau était une barrière, une protection. Pour une femme, c’était un organe de contact.
Ce qui n’avait pas que des avantages.
Le seuil de douleur des femmes était plus élevé que celui des hommes, mais le cycle menstruel les entraînait au quatrième dessous une fois par mois.
Pas de neurachem. J’ai vérifié.
Pas de conditionnement de combat, pas de réflexes d’agression.
Rien.
Même pas de callosités sur sa chair.
La porte s’est ouverte brusquement et j’ai sursauté. Une sueur glaciale a jailli sur ma peau. Deux barbus aux yeux de jais sont entrés dans la pièce. Ils étaient tous deux vêtus de tenues lâches pour lutter contre la chaleur. Le premier tenait un méchant rouleau d’adhésif dans les mains, l’autre un chalumeau. Je me suis jeté sur eux, pour débloquer le réflexe de paralysie et essayer de maîtriser l’impuissance intrinsèque de ce corps.
Celui qui portait l’adhésif a dévié mes coups et m’a giflé à la volée. Je suis resté prostré, le visage engourdi, sentant le goût du sang. L’un des deux m’a relevé par un bras et j’ai essayé de me concentrer sur le visage de l’autre.
— C’est parti, a-t-il dit.
J’ai visé ses yeux avec les ongles de ma main libre. L’entraînement des Diplos m’avait donné la rapidité nécessaire pour l’atteindre, mais je n’avais aucun contrôle et je l’ai raté. Deux de mes ongles lui ont ouvert la joue. Il a frémi et a reculé.
— Salope, a-t-il dit en portant la main à la blessure et en examinant le sang sur ses doigts.
— Oh, ça va, ai-je réussi à dire malgré mes lèvres tuméfiées. On est forcés de jouer aussi les dialogues ? Uniquement parce que je porte ce corps…
Je me suis arrêté net. Il paraissait satisfait.
— Ce n’est pas Irène Elliott, donc…, a-t-il dit. Nous avançons.
Cette fois, il m’a frappé juste sous la cage thoracique, me paralysant aussitôt les poumons. Je me suis plié sur son bras comme un manteau avant de m’affaler par terre, cherchant de l’air. Il a pris l’adhésif et en a déroulé un quart de mètre. Cela produisait un son obscène, comme une peau écorchée. Puis il l’a découpé avec les dents et s’est accroupi à côté de moi pour m’attacher le poignet droit contre le sol, juste au-dessus de ma tête. Je me suis débattu du mieux que j’ai pu et il lui a fallu quelques instants pour m’immobiliser l’autre bras.
J’avais une envie de hurler qui n’était pas mienne et je l’ai réprimée. Cela ne servait à rien, autant conserver mes forces.
Le sol était dur contre ma peau. J’ai entendu un grincement. Le deuxième homme traînait deux tabourets. Tandis que celui qui m’avait frappé m’écartait les jambes et les immobilisait à l’adhésif, l’autre s’était assis et avait sorti une cigarette. Il m’a fait un grand sourire et a empoigné son chalumeau. Son compagnon s’est reculé pour admirer le travail et il lui a tendu le paquet. Il a refusé.
Le fumeur a haussé les épaules, a enflammé le chalumeau et a penché la tête pour allumer sa cigarette.
Puis il a craché lentement la fumée au-dessus de moi.
— Tu vas nous dire tout ce que tu sais sur le Jerry’s Closed Quarters et sur Elizabeth Elliott.
Le chalumeau sifflait tranquillement dans la pièce. Le soleil brillait à travers les barreaux et, dehors, on entendait les bruits d’une ville pleine de vie.
Ils ont commencé par mes pieds.
Un hurlement continu, plus intense et plus fort que ce que je pensais qu’un humain était capable de produire, déchirant mes tympans. Des traces écarlates dansant devant moi.
Innenininennininennin…
Le Sunjet a disparu. Jimmy de Soto titube dans mon champ de vision, ses mains ensanglantées sur le visage. Il hurle et, un instant, je me demande si ce n’est pas son alarme de contamination qui fait un tel boucan. Je vérifie mon indice d’épaule par réflexe avant d’entendre l’accent enfoui d’un mot intelligible et de comprendre que c’est sa voix.
Il se tient presque debout, cible parfaite pour un sniper, malgré le chaos du bombardement. Je bondis à découvert et le projette à couvert, derrière un pan de mur. Quand je le roule sur le dos pour voir ce qui est arrivé à son visage, il hurle toujours. Je lui retire les mains de force et son orbite me fixe, béante dans les ténèbres. Il a encore des fragments de muqueuse oculaire sur les doigts.
— Jimmy, Jimmy, qu’est-ce qui…
Les hurlements continuent. De toutes mes forces, je l’empêche de s’attaquer à son deuxième œil encore intact. Un frisson me glace quand je comprends ce qui se passe.
Une frappe virale.
J’arrête de crier sur Jimmy et je braille dans le micro.
— Médic ! Médic ! Décrochage ! Frappe virale !
Mes cris résonnent sur la tête de pont d’Innenin et le monde se referme sur moi.
Après un certain temps, ils vous laissent, seul, recroquevillé sur vos blessures. C’est le jeu. La pause vous laisse le temps de réfléchir à ce qu’ils vous ont fait et, plus important encore, à ce qu’ils ne vous ont pas encore fait. L’imagination enfiévrée est un outil aussi puissant que les fers incandescents ou les lames.
Quand vous les entendez revenir, l’écho de leurs pas dans le couloir provoque une telle peur que vous vomissez les dernières gouttes de bile qui vous restent.
Imaginez la reproduction en mosaïque d’une photo satellite de ville au 1/10 000. Elle prend un bon pan de mur, alors autant reculer. Certains éléments sont évidents au premier regard. S’est-elle développée organiquement ou sur plans ? Est-elle ou a-t-elle jamais été fortifiée ? Y a-t-il une côte ? Approchez-vous et vous en apprendrez plus. Où sont les artères principales, les parcs, s’il y a un astroport. Si vous êtes un maître cartographe, vous pouvez même étudier les mouvements de la population : où sont les zones les plus prisées, où se concentrent les embouteillages, si la ville a souffert récemment de bombardements ou d’émeutes.
Mais il y a des éléments que vous ne connaîtrez jamais. Quel que soit le degré d’agrandissement, comment savoir, par une image, si le crime est en augmentation, ou à quelle heure la majorité des citoyens va se coucher ? Comment savoir si le maire a décidé de démolir les vieux quartiers, si la police est corrompue ou s’il se passe quelque chose de bizarre au 55, Angel Wharf ? Vous pouvez démonter la mosaïque, la ranger dans une boîte et la remonter ailleurs : ça ne changera rien. Il y a des choses que vous ne pouvez apprendre qu’en vous rendant dans cette ville et en parlant avec ses habitants.
Le stockage digital humain n’a pas rendu les interrogatoires obsolètes. Un esprit digitalisé n’est qu’un instantané. On ne capture pas plus les pensées individuelles qu’une image satellite capture une vie. Un psychochirurgien peut repérer les traumas majeurs sur un modèle d’Ellis et faire quelques suggestions sur le travail à effectuer mais, à la fin, il lui faudra générer un environnement virtuel dans lequel conseiller son patient et y aller.
Pour les interrogateurs, dont les demandes sont spécifiques, le problème est plus complexe encore.
Ce que le stockage a rendu possible est de torturer à mort un être humain et de recommencer. Avec cette option, les interrogatoires sous hypnose ou sous neuroleptiques sont vite passés de mode. Il était trop facile de produire les agents chimiques ou mentaux capables de contre-conditionner ceux pour qui ces incidents faisaient partie des risques du métier.
Aucun conditionnement au monde ne vous prépare à vous faire brûler la plante des pieds. À vous faire arracher les ongles.
À vous faire écraser des cigarettes sur les seins.
À vous faire introduire un fer rouge dans le vagin.
La douleur. L’humiliation.
Votre corps à jamais abîmé.
Entraînement psychodynamique/intégrité.
Introduction.
L’esprit réagit de manière créative dans les situations de stress intense. Il hallucine, il se déplace, il se retire. Ici, dans les Diplos, vous apprendrez à utiliser ces réactions, non comme des soubresauts incontrôlables face à l’adversité, mais comme des coups dans un jeu.
Le fer rouge s’enfonce dans la chair, séparant les tissus comme du polyéthylène. La douleur vous consume, mais le pire est d’y assister. Votre hurlement, d’abord incrédule, est devenu familier à vos oreilles. Vous savez que cela ne les arrêtera pas, mais vous continuez à crier, à supplier…
— C’est un putain de jeu, hein, mec ?
Jimmy, mort, me souriait. Innenin nous entoure, ce qui est impossible, bien sûr. Il était encore en train de hurler quand ils l’avaient emporté. En réalité…
Son visage change brutalement et s’assombrit.
— Laisse la réalité de côté, il n’y a rien à y prendre.
Détache-toi. Ils lui ont provoqué des dégâts structuraux ? Je grimace.
— Ses pieds. Elle ne peut plus marcher.
— Enculés. Pourquoi on ne leur dit pas ce qu’ils veulent savoir ?
— Nous ignorons ce qu’ils veulent savoir. Ils en ont après un certain Ryker.
— Ryker ? C’est qui, Ryker ?
— Je ne sais pas.
Il hausse les épaules.
— Crache tout sur Bancroft. À moins que tu te sentes lié par l’honneur ou quelque chose…
— Je crois que j’ai déjà tout craché. Ils ne m’ont pas cru. Ce n’est pas ce qu’ils veulent entendre. Ce sont des putains d’amateurs, mec. Des bouchers.
— Continue de le hurler, ils finiront par te croire…
— Ce n’est pas le plus important, Jimmy. Quand ce sera terminé, ils me grilleront la pile et vendront mon corps pour les pièces détachées.
— Ouais, je vois ce que tu veux dire, dit Jimmy en se mettant le doigt dans l’œil et en frottant l’intérieur de l’orbite d’un air détaché. Bon, dans une situation virtuelle, il faut atteindre le niveau suivant, d’une façon ou d’une autre…
Sur Harlan, durant la période connue sous le nom d’« Ébranlement », les membres des guérillas des Brigades noires quellistes avaient dans le corps une demi-livre d’explosif déclenché par enzyme… une demi-livre capable de transformer cinquante mètres carrés en parking. La tactique était d’une efficacité relative. L’enzyme en question était lié à la colère et le conditionnement nécessaire pour armer le dispositif n’était pas sûr à 100 %. Il y avait un certain nombre de détonations involontaires.
Pourtant, personne n’insistait pour interroger un membre des Brigades noires. Pas après la première prisonnière, en tout cas. Elle s’appelait…
Vous pensiez qu’ils ne pouvaient faire pire mais, maintenant, le fer est à l’intérieur et ils le font chauffer lentement, pour vous laisser le temps de réfléchir. Vos suppliques ne sont plus qu’un murmure…
Comme je disais…
Elle s’appelait Iphigenia Deme, Iffy pour ceux de ses amis qui ne s’étaient pas encore fait massacrer par les forces du Protectorat. Ses derniers mots, quand elle était attachée à la table d’interrogatoire du rez-de-chaussée du 18, boulevard Shimatsu, furent : « Putain, ça suffit ! »
L’explosion fit s’effondrer le bâtiment.
Putain, ça suffit !
Je me suis réveillé en sursaut, mon dernier cri résonnant encore en moi, mes mains tentant de couvrir mes blessures. À la place, j’ai trouvé une chair jeune et intacte sous des draps propres.
Un lent mouvement de roulement… le son des vaguelettes toutes proches…
Au-dessus de ma tête, un hublot laissait couler la lumière. Je me suis assis sur la couchette étroite et le drap est tombé de mes seins. La courbe cuivrée était douce et ne révélait aucune cicatrice, les tétons étaient indemnes.
Retour à la case départ.
À côté du lit se trouvait une chaise en bois sur laquelle m’attendaient un tee-shirt blanc et un pantalon léger, bien pliés. Il y avait une paire d’espadrilles sur le sol. Une autre couchette aux draps en désordre, une porte… la petite cabine n’offrait rien de plus. Un peu grossier, mais le message était clair. J’ai enfilé les vêtements et je suis sorti sur le pont ensoleillé du petit bateau de pêche.
— Ah, la rêveuse.
La femme assise à l’arrière a applaudi à mon arrivée. Elle avait environ dix ans de plus que l’enveloppe que je portais, et elle était plutôt belle dans son costume, taillé dans le même tissu que mon pantalon. Elle portait des espadrilles et son nez était orné de lunettes de soleil. Sur ses genoux, un bloc de dessin où était esquissé un paysage urbain. Le posant, elle s’est levée pour m’accueillir. Ses mouvements étaient élégants, assurés. Je me sentais maladroite en comparaison.
J’ai regardé les eaux bleues.
— De quoi s’agit-il, cette fois ? ai-je dit avec une légèreté forcée. On me jette aux requins ?
Elle a ri en montrant des dents parfaites.
— Non, ce ne sera pas nécessaire. Tout ce que je veux, c’est discuter.
— Parlons, dans ce cas, ai-je répondu en la fixant du regard, détendu.
— Très bien, a-t-elle dit en se repliant avec grâce dans le fauteuil. Vous vous êtes impliqué dans des affaires qui n’étaient pas les vôtres et vous avez souffert en conséquence. Mon intérêt, je pense, est le même que le vôtre. Vous éviter de nouveaux tourments.
— Mon intérêt est de vous voir mourir.
Un petit sourire.
— Oui, j’en suis sûre. Même une mort virtuelle serait satisfaisante. Sachez cependant que les spécificités de ce construct incluent un cinquième dan de shotokan. (La femme a tendu la main pour me montrer les callosités sur ses phalanges. J’ai haussé les épaules.) Et puis, nous pouvons toujours revenir à l’étape précédente.
Elle a tendu la main au-dessus de l’eau et j’ai vu la ville à l’horizon. En plissant les yeux, j’apercevais les minarets. J’ai failli sourire. Quelle psychologie de bazar… Un bateau, la mer, l’évasion. Ces types ne s’étaient pas foulés sur la programmation.
— Je n’ai aucune envie d’y retourner, ai-je dit avec sincérité.
— Bien. Alors expliquez-nous qui vous êtes.
J’ai essayé de ne pas montrer la surprise sur mon visage. Mon entraînement se réveillait, les mensonges s’alignaient.
— Je pensais l’avoir fait.
— Ce que vous avez dit n’est pas très clair… et vous avez interrompu l’interrogatoire en arrêtant votre propre cœur. Vous n’êtes pas Irène Elliott, c’est certain. Vous n’avez pas l’air d’être Elias Ryker, à moins qu’il ait subi un entraînement considérable. Vous déclarez être en contact avec Laurens Bancroft, venir d’un autre monde… être un membre des Corps diplomatiques. Ce n’est pas ce à quoi nous nous attendions.
— Tu m’étonnes, ai-je murmuré.
— Nous ne voulons pas nous retrouver impliqués dans des affaires qui ne nous concernent pas.
— Vous êtes déjà impliqués. Vous avez enlevé et torturé un membre des Corps. Vous n’avez pas idée de ce que les Corps vous feront subir pour ça. Ils vous pourchasseront et grilleront vos piles à l’EMP. Puis celles de vos familles, celles de vos associés, celles des membres de leurs familles et de tous ceux qui se mettront en travers de leur chemin. Quand ils auront terminé, vous ne serez même plus un souvenir. On ne fait pas chier les Diplos en espérant ensuite survivre et écrire un bouquin sur son expérience. Ils vont vous éradiquer.
Le bluff était colossal. Les Diplos et moi ne nous étions pas parlé depuis au moins dix ans, temps subjectif, et un bon bout de siècle en temps objectif. Mais, dans le Protectorat, les Corps diplomatiques constituaient une bonne menace à jeter à la face de quelqu’un… même un président planétaire. Tout le monde avait peur des Corps diplomatiques, comme un enfant de Newpest est terrorisé par le Bonhomme Patchwork.
— Je croyais que les membres des Corps diplomatiques ne pouvaient intervenir sur Terre sans être mandatées par les Nations unies, a dit la femme avec tranquillité. Vous avez peut-être autant à perdre que d’autres suite à vos révélations ?
« M. Bancroft a une influence discrète sur la Cour des NU ; c’est plus ou moins du domaine public. »
Les paroles d’Oumou Prescott me sont revenues et j’ai bondi pour parer l’attaque.
— Vous n’avez qu’à vérifier ça auprès de Laurens Bancroft et de la Cour des Nations unies, ai-je suggéré en croisant les bras.
La femme m’a regardé un moment. Le vent me décoiffait, portant avec lui le léger grondement de la ville.
— Nous pouvons effacer votre pile et découper votre enveloppe en morceaux si petits qu’ils ne laisseraient aucune trace. Il n’y aurait, littéralement, rien à trouver.
— Ils vous trouveraient, ai-je dit avec la confiance induite par un soupçon de vérité dans mon mensonge. Vous ne pouvez vous cacher des Diplos. Ils vous retrouveront, c’est sûr. La seule chose que vous pouvez tenter actuellement est de passer un marché.
— Quel marché ?
Une fraction de seconde avant que j’ouvre la bouche, mon esprit est passé en overdrive, mesurant la puissance et l’intensité de chaque syllabe avant de la lancer. C’était ma seule fenêtre. Il n’y aurait pas d’autre chance.
— Une opération biopirate trafique du matériel militaire volé sur la Côte ouest, ai-je dit avec prudence. Ils se servent d’endroits du genre du Jerry’s comme façade.
— Et ils ont appelé les Corps diplomatiques pour ça ? a demandé la femme d’un ton méprisant. Pour des biopirates ? Allons, Ryker. C’est tout ce que vous pouvez trouver ?
— Je ne suis pas Ryker, ai-je lâché. Cette enveloppe est ma couverture. OK, vous avez raison. Neuf fois sur dix, nous ne nous dérangerions pas pour une telle histoire. Les Diplos n’ont pas été conçus pour traiter ce niveau de criminalité. Mais ces types ont mis la main sur du matériel qu’ils n’auraient jamais dû toucher. Un bioware diplomatique à réponse ultrarapide… Quelque chose qu’ils n’auraient même pas dû voir. Quelqu’un est vraiment énervé, et je veux dire au niveau du Présidium des Nations unies… ils nous ont appelés.
La femme a froncé les sourcils.
— Le marché ?
— Primo, vous me libérez et on oublie tout ça. Quiproquo professionnel. Secundo, vous m’ouvrez quelques portes. Vous me donnez des noms. Les informations circulent dans une clinique parallèle comme la vôtre. Elles me seront peut-être utiles.
— Comme je l’ai dit, nous ne souhaitons pas nous impliquer…
J’ai lâché la bride, laissant juste assez de colère sortir pour être crédible.
— Stop ! Vous êtes impliqués. Que vous le vouliez ou non, vous avez mordu un grand coup dans quelque chose qui ne vous concernait pas. Maintenant, soit vous avalez, soit vous crachez. Vous avez le choix.
Silence. Juste la brise marine entre nous et le léger roulis du bateau.
— Nous allons y réfléchir.
L’eau ne brillait plus comme avant. J’ai regardé derrière l’épaule de la femme. L’éclat se séparait des vagues et montait vers le ciel en s’intensifiant. La ville s’est évanouie comme dans un flash nucléaire, les bords du bateau se sont dissipés, comme pris dans la brume. La femme a disparu avec. Tout est devenu très calme.
J’ai levé la main pour toucher le brouillard où s’arrêtaient les paramètres du monde. Mon bras semblait se déplacer au ralenti. Un sifflement statique montait dans le silence, comme le bruit de la pluie. L’extrémité de mes doigts est devenue transparente, puis blanche comme les minarets de la ville sous l’éclair. J’ai perdu la capacité de me mouvoir et le blanc a grimpé le long de mon bras. La respiration s’est bloquée dans ma gorge, mon cœur s’est arrêté au milieu d’un battement. J’étais…
Je ne suis plus.